13 Avr Tribune : « Ne tuons pas les microbes, utilisons-les ! »
Dans le contexte des affaires Buitoni, Kinder et Graindorge, nous partageons avec vous une tribune parue le 10 avril dans le Journal du Dimanche, cosignée par Marc-André Selosse, professeur du Muséum national d’Histoire naturelle à Paris et par Joël Doré, directeur de recherche à l’Inrae et spécialiste reconnu du microbiote.
TRIBUNE Les deux chercheurs invitent à réduire le nombre d’accidents graves liés à l’alimentation tout en préservant la diversité bactérienne… utile à notre microbiote et donc à notre santé
Par Marc-André Selosse, professeur du Muséum national d’Histoire naturelle à Paris et président de la Fédération BioGée, auteur de Jamais seul : ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations (Actes Sud)
et Joël Doré, directeur de Recherche à l’INRA, co-auteur de Le microbiote intestinal : un organe à part entière » (John Libbey, Eurotext)
Ne tuons pas les microbes, utilisons-les !
Pizzas rendues dangereuses par Escherichia coli, fromages à risques de Listeria, desserts chocolatés aux contaminations surprises à la Salmonelle : le catalogue des bactéries indésirables fait l’actualité… Faut-il redouter les microbes ? Oui, car la sécurité en agroalimentaire est une priorité, et non, car nos problèmes naissent aussi… d’une insuffisance de microbes dans notre environnement.
Nous vivons dans un monde trop stérile, où nos aliments sont devenus des déserts microbiens : le premier arrivé, même nuisible, y prolifère sans opposition ni concurrence. Disons-le : stériliser n’est pas la solution parfaite. En 2017, des laits infantiles stérilisés furent contaminés par des salmonelles qui avaient déjà posé problème… douze ans avant, dans la même usine ! Faute de s’en débarrasser, il a fallu détruire l’unité de production, rien moins !
Paradoxalement, l’appauvrissement en microbes vaut aussi pour les aliments fermentés, qui pourtant contiennent des microbes, c’est-à-dire des champignons et des bactéries. Plus de 90% des fromages produit en France dérivent de lait pasteurisé : le lait est d’abord privé de microbes par chauffage, puis on réintroduit quelques bactéries et champignons sélectionnés, qui le transforment en fromage. Mais ces espèces ne sont pas assez diversifiées pour empêcher les indésirables de s’installer. Dans les fromages au lait cru, en revanche, pas de stérilisation : des microbes diversifiés venus du lait contribuent à l’affinage du fromage. Mais là aussi, l’excès d’hygiène frappe : la réglementation exige de telles conditions de stérilité que… le lait cru de nos jours contient une faible diversité de bactéries.
Bien sûr, cette hygiène réduit les risques d’accident grave mais… sans les éliminer, et en abimant notre microbiote. Le microbiote, ce sont des bactéries et des levures (des champignons unicellulaires) qui peuplent notre corps, dont notre intestin. Chacun de nous héberge des milliers d’espèces qui, présentes dans nos organismes depuis des générations, ont fini par y exercer… des rôles protecteurs. Or, les Occidentaux abritent dans leur intestin 1,5 à 2 fois moins de diversité microbienne que leurs ancêtres. Cela contribue, entre autres causes, génétiques ou liées à notre comportement alimentaire, à l’essor des maladies modernes : maladies du métabolisme (diabète, obésité), de l’immunité (asthme, allergie et maladies auto-immune) ou du système nerveux (autisme, Alzheimer, Parkinson…), qui toucheront en 2025 plus d’un quart des Européens !
Comment protéger notre microbiote ? Les traitements stérilisants lui nuisent : savons inutilement bactéricides sur la peau, antibiotiques même quand on pourrait s’en passer, mais aussi émulsifiants et édulcorants alimentaires. Mais surtout, en mangeant des aliments trop stériles, on endommage le microbiote et sa santé, pour deux raisons. D’abord, nous naissons sans microbiote et nous sommes ensuite colonisé par notre environnement : si celui-ci, comme les aliments, est trop stérile, alors notre diversité se construit mal et endommage des fonctions vitales. Ensuite, au cours de la vie, la consommation de produits fermentés entraine le passage dans l’intestin de microbes qui, parfois en s’installant, le plus souvent juste par leur passage, régulent positivement la diversité et le fonctionnement du microbiote.
On n’est rien sans microbes. Dans ce contexte, la recommandation de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation d’interdire le lait cru aux enfants de moins de 5 ans -c’est le cas dans les cantines- évite le crises grave mais, on le sait, augmente la fréquence des maladies de peau comme la dermatite, des allergies, des rhinites et des sinusites de 20 à 70% selon les maladies !
L’hygiène a permis un recul des maladies contagieuses en Occident, pourtant l’excès nuit et les maladies chroniques augmentent : il nous faut retrouver une saleté propre, c’est-à-dire une contamination des aliments et de l’environnement mieux à même de maintenir notre santé que la stérilisation. Il faut éviter les microbes indésirables : pour cela, on doit se vacciner, il faut contrôler les lots de produits commercialisés par des analyses régulières, ou utiliser du gel hydroalcoolique en période épidémique. Mais supprimer tous les microbes, c’est oublier que, demain, peupler les aliments, notre corps et notre environnement de microbes favorables sera un outil pour la santé !
Souce : Le Journal du Dimanche – 10 avril 2022